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L’Histoire des Jumelles
Maharet marqua un temps d’arrêt. Tous les yeux étaient fixés sur elle. Puis elle reprit avec lenteur et concentration. Elle ne semblait pas triste, mais plutôt désireuse de trouver les mots justes.
— Quand je dis que ma sœur et moi étions des magiciennes, je veux dire que nous avions hérité de notre mère, comme elle avait hérité de la sienne, le pouvoir de parler aux esprits, d’obtenir d’eux qu’ils nous obéissent. Nous pouvions, sentir leur présence, alors qu’ils sont en général invisibles à l’œil humain, et nous vivions au milieu d’eux.
« Et ceux parmi notre peuple qui étaient aussi puissants que nous étaient révérés et recherchés pour leurs conseils, leurs miracles, leur don de divination et occasionnellement leur influence apaisante sur les esprits des morts. Nous étions considérées comme des figures bénéfiques et avions notre place dans l’ordre de la nature.
« Il y a toujours eu des magiciens et des sorciers, pour autant que je sache. Et il y en a encore aujourd’hui, bien que la plupart ignorent l’étendue de leurs pouvoirs. Certains sont appelés médiums, voyants ou spirites. Même investigateurs psychiques. Quel que soit le nom qu’on leur donne, ces mortels attirent les esprits, pour des raisons que nous ne pourrons peut-être jamais élucider. Ceux-ci les jugent tout simplement irrésistibles ; et pour capter leur attention, ils usent de mille stratagèmes.
« Quant aux esprits eux-mêmes, je sais que vous êtes curieux de leur nature et de leurs attributs, et que beaucoup d’entre vous n’ont pas cru ce que Lestat raconte dans son livre sur la métamorphose de la Mère et du Père. Je ne suis pas sûre que Marius lui-même n’ait pas été sceptique quand on lui a relaté cette histoire ancienne, et même quand il l’a transmise à Lestat. »
Marius approuva de la tête. De nombreuses questions lui brûlaient les lèvres, mais Maharet lui fit signe d’attendre.
— Encore un peu de patience, dit-elle. Je vous révélerai ce que nous savions alors des esprits, et qui d’ailleurs diffère peu de ce que j’en sais aujourd’hui. Comprenez, bien sûr, que d’autres peuvent dénommer autrement ces entités, les étudier sous un angle plus scientifique.
« Les esprits communiquaient avec nous. Chacun avait sa personnalité, et au cours des générations, les magiciennes de notre famille leur avaient donné des noms distincts.
« Nous les classions comme les sorciers l’ont toujours fait, en bons et mauvais esprits, bien que leur conception du bien et du mal ne soit pas évidente. Les esprits malins étaient ceux qui se montraient délibérément hostiles aux êtres humains et qui aimaient leur jouer de méchants tours, comme provoquer des éboulements de pierres, soulever une tempête et autres catastrophes. Ainsi, ceux qui possèdent les humains et hantent les maisons sont de cette espèce.
« Les bons esprits, eux, étaient capables d’amour et cherchaient en quelque sorte à être aimés des hommes. Ils se livraient rarement à des espiègleries. Ils nous dévoilaient l’avenir, nous décrivaient ce qui se passait dans des lieux lointains. Pour les sorciers puissants, tels que ma sœur et moi, pour ceux qu’ils affectionnaient tout spécialement, ils accomplissaient la plus féconde de leurs prouesses : ils faisaient tomber la pluie.
« Mais cette classification était surtout d’ordre pratique. Les bons esprits étaient utiles, les mauvais, dangereux et exaspérants. Prêter attention à leurs simagrées, les encourager à rôder dans les parages, c’était jouer avec le feu, car ils se révélaient vite impossibles à maîtriser.
« Il était également évident que ceux que nous appelions les esprits malins nous enviaient d’avoir une existence matérielle et spirituelle, de jouir des plaisirs et des pouvoirs de la chair tout en possédant une âme. Vraisemblablement, cette dualité de l’être humain intrigue et fascine tous les esprits. Mais seuls les plus malfaisants en sont ulcérés, car ils brûlent de connaître une volupté qui leur est interdite.
« Quant au mystère de leur origine, les esprits nous certifiaient qu’ils avaient toujours existé. Ils se vantaient d’avoir observé l’être humain passer du stade de l’animal à celui de l’homme. Nous ignorions ce qu’ils entendaient par là. Nous pensions qu’ils se moquaient de nous ou qu’ils nous mentaient. Mais aujourd’hui, l’étude de l’évolution des espèces démontre que les esprits ont pu en effet être témoins de ce processus. Par contre, aux questions que nous leur posions sur leur nature – comment ils avaient été créés et par qui – ils ne répondaient jamais. Je pense qu’ils ne comprenaient pas ce que nous leur demandions. Ils paraissaient offensés, un peu effrayés même, quand ils ne jugeaient pas que nous nous amusions d’eux.
« J’imagine qu’un jour la science nous éclairera sur la nature des esprits. Ils sont sans doute faits de matière et d’énergie comme toute chose dans notre univers, et il n’y a pas plus de magie en eux que dans l’électricité, les ondes hertziennes, le quark ou l’atome – phénomènes qui auraient semblé surnaturels il y a seulement deux cents ans. En fait, plus qu’aucun autre instrument philosophique, la poésie de la science moderne m’a aidée rétrospectivement à les comprendre. Et cependant, je me raccroche à mes anciennes croyances.
« Mekare affirmait qu’il lui arrivait de les voir, et qu’autour de leur minuscule noyau de matière tourbillonnait une immense masse d’énergie qu’elle comparait à la foudre et aux tornades. Elle certifiait qu’il existait des créatures aquatiques et des insectes tout aussi étrangement structurés. C’était toujours la nuit qu’ils lui apparaissaient, jamais plus d’une seconde, et d’ordinaire quand ils étaient en colère.
« Leur taille était impressionnante, disait-elle, et eux-mêmes ne se privaient pas de le clamer. Ils nous racontaient que nous ne pouvions imaginer combien ils étaient grands. Mais leur goût de l’exagération est tel que l’on doit sans cesse démêler dans leurs déclarations le vrai du faux.
« Il est certain qu’ils déploient beaucoup d’énergie pour agir sur le monde physique. Sinon comment pourraient-ils déplacer meubles et objets quand ils jouent aux esprits frappeurs, ou rapprocher les nuages pour produire la pluie ? Pourtant toute cette dépense d’énergie aboutit à bien peu de chose. C’est ce qui permet de toujours les contrôler. Ils peuvent accomplir telle ou telle prouesse, mais pas plus. Et le propre d’une bonne magicienne était de le comprendre.
« Quelle que soit leur structure, ils n’ont apparemment pas de besoins biologiques à satisfaire. Ils ne vieillissent pas, ne changent pas, d’où leurs conduites infantiles et capricieuses. Agir ne leur est pas indispensable. Ils vont à la dérive, sans conscience de l’écoulement du temps, puisqu’ils n’ont aucune raison physique de s’en préoccuper, et ils font tout ce que leur fantaisie leur dicte. De toute évidence, ils voient notre monde, ils en font partie ; mais comment ils le perçoivent, je n’en ai pas la moindre idée.
« Je ne sais pas non plus pourquoi ils sont attirés par les sorciers. Et pourtant, aussitôt qu’ils en repèrent un, ils s’en font connaître et sont très flattés de son intérêt. Ils exécutent ses ordres afin de conserver son attention et même, dans certains cas, de s’en faire aimer.
« A mesure que cette relation progresse, il leur faut, pour l’amour du sorcier, se concentrer sur des tâches précises. Ce qui les épuise, mais en même temps les ravit, car ils découvrent ainsi qu’ils sont capables d’impressionner les êtres humains.
« Essayez d’imaginer comme ce doit être amusant pour eux d’écouter les prières et d’essayer d’y répondre, de rôder autour des autels et de déchaîner le tonnerre après les sacrifices. Quand un spirite invite l’esprit d’un ancêtre disparu à parler à sa descendance, ils sont absolument enchantés de jacasser en nom et place du mort ; et pour abuser davantage les vivants, ils n’hésitent pas à lire dans leurs pensées toute information utile à leur mascarade.
« Vous connaissez certainement ce type de comportement. Il n’a pas changé au cours des siècles. Ce qui est différent, c’est l’attitude des êtres humains envers les esprits, et cette différence est capitale.
« Quand un esprit, de nos jours, hante une maison et fait des prédictions par la voix d’un enfant de cinq ans, personne n’y croit vraiment, sauf ceux qui assistent à l’expérience. Et sur ces faits étranges ne s’édifie pas une religion nouvelle.
« On dirait que l’espèce humaine est immunisée contre ce genre de phénomène ; peut-être a-t-elle atteint un stade plus élevé de son évolution, et les bouffonneries des esprits ne la troublent-elles plus. Et bien que les religions subsistent – celles implantées depuis la nuit des temps –, elles perdent rapidement de leur influence dans les milieux cultivés.
« Mais j’y reviendrai. Pour l’instant, je préfère continuer à définir ce don propre aux sorciers qui marqua notre vie, à ma sœur et à moi.
« Chez nous, ce don était héréditaire. Il se peut même qu’il ait été d’ordre génétique car, toujours transmis par les femmes aux enfants de sexe féminin, il s’accompagnait invariablement de caractères physiques bien spécifiques : des yeux verts et des cheveux roux. Comme vous le savez tous, mon enfant, Jesse, possédait ce pouvoir. Elle en a souvent usé à Talamasca pour soulager ceux que les esprits et les fantômes tourmentaient.
« Les fantômes sont aussi des esprits, bien sûr. Mais ce sont les reflets des humains qui ont vécu sur cette terre, alors que les esprits dont je viens de vous parler n’ont jamais été incarnés. Les choses ne sont pourtant pas toujours aussi simples. On peut imaginer qu’un très vieux fantôme oublie qu’il a un jour été vivant ; et sans doute les esprits les plus malveillants entrent-ils dans cette catégorie. Cela expliquerait pourquoi ils sont si jaloux des plaisirs de la chair, pourquoi lorsqu’ils habitent un pauvre mortel, ils éructent des obscénités. Pour eux, la chair est répugnante, et ils voudraient faire croire aux hommes et aux femmes que la volupté est aussi dangereuse que malsaine.
« En fait, étant donné la façon dont les esprits mentent, il est impossible de percer à jour le mobile de leurs actions, s’ils ont décidé de le taire. Peut-être leur hantise de l’érotisme n’est-elle qu’un fantasme dérobé aux humains qui ont toujours associé sexe et culpabilité.
« Pour en revenir à notre histoire, dans notre famille, seules les femmes étaient magiciennes. Dans d’autres familles, ce caractère apparaît aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Ou encore, pour des raisons qui nous sont inconnues, il surgit, parfaitement développé, chez un être humain isolé.
« Quoi qu’il en soit, notre famille était une très, très ancienne famille de magiciennes. Nous pouvions en dénombrer cinquante générations et remonter jusqu’au Temps d’avant la Lune. Nous affirmions donc avoir vécu au tout début de l’histoire de la Terre, avant que la Lune n’éclaire le ciel nocturne.
« Les légendes de notre peuple relataient la naissance de la Lune, et les inondations, les ouragans, les tremblements de terre qui s’ensuivirent. J’ignore si ces cataclysmes se produisirent réellement. Nous croyions aussi que les Pléiades, les Sept sœurs, étaient nos étoiles sacrées, et que tous les bienfaits nous venaient de cette constellation. Pourquoi ? Je ne l’ai jamais su, ou ne puis m’en souvenir.
« Je vous parle ici de très vieux mythes, de croyances profondément enracinées avant ma naissance. Or ceux qui communiquent avec les esprits deviennent, et pour cause, plutôt sceptiques.
« Et pourtant, même aujourd’hui, la science ne peut ni infirmer ni confirmer les récits du Temps d’avant la Lune. L’apparition de la Lune et les phénomènes de gravitation qui découlent de la présence de cet astre dans notre ciel, ont été utilisés en théorie pour expliquer le déplacement des calottes polaires et les dernières grandes glaciations. Peut-être y a-t-il dans ces vieilles légendes des éléments de vérité qui seront un jour élucidés.
« Quoi qu’il en soit, notre lignée était ancienne. Notre mère avait été une puissante magicienne à qui les esprits révélaient de nombreux secrets grâce à leur capacité de lire dans la pensée des hommes. Elle apaisait également les esprits agités des morts. Chez Mekare et moi, ses dons semblaient s’être multipliés par deux, comme c’est souvent le cas chez les jumeaux. En conséquence, chacune de nous était deux fois plus puissante qu’elle. Quant au pouvoir que nous détenions ensemble, il était incalculable. Dès le berceau, nous parlions aux esprits. Nous jouions au milieu d’eux. Jumelles, nous avions inventé un langage secret, que même notre mère ne pouvait comprendre. Mais les esprits, eux, le connaissaient et l’utilisaient pour nous répondre.
« Je ne vous dis pas cela par vanité, ce serait absurde. Je vous le raconte afin que vous perceviez ce que nous étions l’une pour l’autre et pour notre peuple quand les soldats d’Akasha et d’Enkil envahirent notre contrée. Je veux vous faire comprendre comment cette horreur – notre métamorphose en vampires – a pu se produire !
« Nous formions une grande famille. Nous avions vécu dans les grottes du mont Carmel aussi loin que pouvait remonter la mémoire. Ceux de notre peuple avaient toujours habité dans la vallée au pied de la montagne. Ils élevaient des chèvres et des moutons. De temps à autre, ils chassaient. Ils cultivaient aussi des plantes qui servaient à la fabrication de la bière et également à la confection des breuvages hallucinogènes que nous prenions pour entrer en transe – l’une des pratiques prescrites par notre religion. Ils moissonnaient le blé sauvage qui poussait alors à profusion.
« Notre village n’était composé que de quelques petites maisons rondes bâties en argile et recouvertes de paille alors que d’autres s’étaient déjà transformés en véritables bourgs ; quelques-uns, par contre, demeurés fidèles à l’architecture ancestrale, possédaient encore des huttes où l’on entrait par les toits.
« Notre peuple façonnait des poteries très caractéristiques que nous troquions sur les marchés de Jéricho contre du lapis-lazuli, de l’ivoire, de l’encens, des miroirs d’obsidienne et autres matières précieuses. Bien sûr, nous avions entendu parler de plusieurs villes aussi grandes et belles que Jéricho, des cités maintenant ensevelies et qui le resteront peut-être à jamais.
« Mais, dans l’ensemble, nous étions des gens simples. Nous savions ce qu’était l’écriture, du moins son principe. Mais il ne nous venait pas à l’idée de l’utiliser, car les mots avaient pour nous grand pouvoir, et nous n’aurions pas osé écrire les noms, ni les formules incantatoires, ni les vérités qui étaient les nôtres. Si quelqu’un s’emparait de votre nom, il pouvait vous jeter un mauvais sort. Il pouvait, au cours d’une transe, quitter son corps et venir jusqu’à vous. Qui sait l’empire qu’il exercerait sur vous s’il pouvait tracer votre nom sur la pierre ou le papyrus ? Même pour ceux qui n’avaient pas peur, cette pratique était déplaisante.
« Dans les grandes villes, l’écriture servait surtout à consigner des documents comptables que nous n’avions pas grand mal, quant à nous, à mémoriser.
« En fait, dans notre peuple, toute connaissance était confiée à la mémoire ; les prêtres qui sacrifiaient à notre dieu-taureau – auquel d’ailleurs nous ne croyions pas – procédaient ainsi, enseignant oralement traditions et croyances aux jeunes clercs. Et bien sûr, l’histoire des familles était transmise de même.
« Nous peignions cependant : les murs des sanctuaires du taureau dans le village étaient couverts de fresques. Et depuis toujours, dans les grottes du mont Carmel, ma famille décorait les parois de nos salles secrètes de peintures que nul autre ne voyait. Nous gardions là des sortes d’archives. Mais tout ceci était fait avec prudence. Jamais je n’ai tracé ma propre image, par exemple, avant que la catastrophe ne nous ait frappées et que nous nous soyons transformées, ma sœur et moi, en ces créatures monstrueuses que nous sommes tous devenus.
« Pour en revenir à notre peuple, il vivait le plus pacifiquement du monde de l’élevage, et accessoirement de l’artisanat et du commerce. Quand les armées de Jéricho partaient en guerre, il arrivait que nos jeunes hommes les rejoignent ; mais ils étaient tous volontaires. Ils voulaient participer à une aventure guerrière, être soldats et connaître la gloire. D’autres gagnaient les cités, pour explorer les grands marchés, admirer la majesté des cours et la splendeur des temples. D’autres encore allaient dans les ports de la Méditerranée voir de près les grands vaisseaux marchands. Mais la plupart du temps, la vie dans notre village suivait son cours tranquille et immuable. Et Jéricho nous protégeait, presque malgré elle, car elle était l’aimant qui attirait les forces ennemies.
« Jamais, au grand jamais, nous ne combattions d’autres hommes pour nous nourrir de leur chair ! Ce n’était pas dans nos mœurs. Cette pratique aurait été pour nous une abomination. Nous étions pourtant anthropophages, mais manger la chair humaine avait pour nous une signification très particulière, car nous mangions nos morts. »
Maharet s’arrêta un moment, comme pour s’assurer que tous avaient bien perçu le sens de ses paroles.
Les deux femmes rousses agenouillées devant le festin funéraire apparurent de nouveau à Marius. Il sentit le calme et la chaleur de midi, la solennité de l’instant. Il essaya de chasser cette image de son esprit pour ne plus voir que le visage de Maharet.
— Il faut que vous compreniez, reprit Maharet. Nous pensions bien que l’esprit déserte le corps après la mort, mais nous étions persuadés aussi que les restes de tout être vivant contiennent encore une parcelle de vie. Ainsi, par exemple, les objets personnels d’un individu gardent quelque chose de sa vitalité, et il en est évidemment de même pour sa chair et ses os. Et, bien sûr, quand nous consommions la chair de nos morts, nous absorbions cet atome de vie.
« Mais nous agissions ainsi surtout par respect. C’était pour nous la seule façon d’honorer ceux que nous aimions. Nous absorbions les corps de ceux qui nous avaient donné la vie, les corps qui avaient engendré nos propres corps. Ainsi s’achevait un cycle. Ce faisant, nous préservions de l’horreur de la putréfaction les restes sacrés de ceux que nous aimions, nous leur épargnions d’être dévorés par les bêtes sauvages ou encore brûlés comme des déchets.
« Il y a là une très grande logique, si l’on y réfléchit bien. Mais l’essentiel est que ce rite faisait intrinsèquement partie de l’existence de notre peuple. Le devoir de chaque enfant était de consommer la dépouille de ses parents, le devoir de la tribu, de consommer la dépouille de ses morts.
« Dans notre village, il ne mourait pas d’homme, de femme ou d’enfant dont le corps ne soit consommé par des parents ou des amis. Et il n’y avait pas d’homme, de femme ou d’enfant qui n’ait consommé la chair des morts. »
Maharet s’interrompit de nouveau et parcourut lentement du regard son auditoire avant de continuer.
— À cette époque, aucune grande guerre ne troublait nos contrées. Jéricho était en paix depuis des temps immémoriaux. Et Ninive également.
« Mais loin au sud-ouest, dans la vallée du Nil, un peuple de sauvages combattait, comme il l’avait toujours fait, les tribus installées plus au sud, afin de ramener des captifs pour ses broches et ses marmites. Car ces barbares ne se contentaient pas de manger respectueusement leurs morts comme nous le faisions, ils mangeaient aussi le corps de leurs ennemis et en tiraient gloire et fierté. Ils étaient persuadés d’absorber ainsi la force de leurs adversaires. En outre, et plus simplement, ils étaient friands de chair humaine.
« Nous méprisions leurs coutumes pour les raisons que j’ai expliquées. Comment pouvait-on désirer manger une chair autre que celle des siens ? Mais ce qui nous séparait surtout de ces guerriers de la vallée du Nil était leur caractère belliqueux. Nous étions en effet un peuple pacifique qui ne se connaissait pas d’ennemis.
« Or voilà qu’à peu près au moment où ma sœur et moi entrions dans notre seizième année, il se produisit un important changement dans ce royaume. Du moins, c’est ce qu’on nous rapporta.
« La Reine de cette contrée mourut sans avoir donné le jour à une fille qui puisse perpétuer son sang. Chez de nombreux peuples de l’Antiquité, le sang royal n’était transmis que par les femmes. Aucun mâle ne pouvant être certain d’être le père de l’enfant porté par son épouse, c’était la Reine ou la princesse qui détenait le droit divin au trône. C’est pourquoi, plus tard, les pharaons égyptiens épousèrent souvent leurs sœurs afin d’assurer leur légitimité.
« Il en aurait été ainsi pour le jeune roi Enkil s’il avait eu une sœur ou même une parente proche. Mais il n’en avait aucune. Cependant, comme il était fougueux, vaillant et déterminé à gouverner son pays, il décida de prendre femme, non parmi les siens, mais en terre étrangère, dans la cité d’Uruk, entre le Tigre et l’Euphrate.
« Il choisit Akasha, une beauté de sang royal, adoratrice de la grande déesse Inanna, qui apporterait au royaume d’Enkil la sagesse de son pays. Ainsi en allait la rumeur sur les marchés de Jéricho et de Ninive et parmi les caravanes qui faisaient commerce avec nous.
« A cette époque, les gens du Nil étaient déjà des cultivateurs, mais ils avaient tendance à négliger leurs labours pour chasser et guerroyer afin de se procurer de la chair humaine. Horrifiée, la belle Akasha entreprit de les détourner de cette coutume barbare, tout comme l’aurait fait sans doute n’importe qui issu d’une civilisation plus avancée.
« Il est probable qu’elle amena aussi avec elle l’écriture, car les gens d’Uruk en étaient férus – ils étaient de grands conservateurs d’archives –, mais comme nous-mêmes méprisions cette activité, je n’en suis pas certaine. Peut-être les Égyptiens avaient-ils déjà commencé à écrire par eux-mêmes.
« La lenteur avec laquelle ce genre de progrès pénètre une civilisation est étonnante. Il se peut que l’on ait, des générations durant, tenu les archives des impôts avant que quiconque consigne sur une tablette d’argile les mots d’un poème. Les herbes aromatiques et les épices ont pu être cultivées pendant deux cents ans avant que quelqu’un ait eu l’idée de faire pousser du blé ou du maïs. Comme vous le savez, lorsque les Européens fondirent sur eux, les Indiens d’Amérique du Sud fabriquaient des jouets avec des roues et des bijoux de métal, sans pour autant avoir jamais songé à utiliser les roues à d’autres fins ni le métal pour leurs armes. Aussi furent-ils vaincus presque immédiatement par leurs envahisseurs.
« Quoi qu’il en soit, je n’ai qu’une idée approximative des connaissances qu’apporta Akasha avec elle. Ce que je sais, c’est que le bruit se répandit chez nous de la prohibition du cannibalisme dans la vallée du Nil et des condamnations à mort encourues par ceux qui enfreignaient la loi. Les tribus qui avaient toujours chassé l’homme étaient outrées de ne plus pouvoir s’adonner à ce divertissement ; quant au peuple dans son ensemble, il était révolté de se voir interdire de manger ses propres morts. Ne plus chasser était une chose, mais devoir enfouir ses morts sous terre était pour lui un sacrilège, tout comme cela l’aurait été pour nous.
« Aussi, afin que le décret d’Akasha reçoive obéissance, le Roi ordonna que les corps des morts soient embaumés et entourés de bandes de tissu. Non seulement on ne pouvait manger la chair sacrée de son père ou de sa mère, mais les cadavres devaient être à grand prix protégés par des bandelettes et exposés à la vue de tous puis placés dans des tombes avec les offrandes appropriées et les incantations des prêtres. Le plus tôt on enveloppait le corps, le mieux c’était, car ainsi personne ne pouvait toucher à la chair.
« Pour encourager au respect de ce nouveau rite, Akasha et Enkil convainquirent le peuple que les esprits de ses morts ne s’en porteraient que mieux dans leur nouveau royaume si leurs dépouilles étaient momifiées sur cette terre. En d’autres termes, on disait aux affligés : “Vos bien-aimés ancêtres ne sont pas délaissés, au contraire, ils bénéficient de toute votre sollicitude.”
« Nous fûmes amusés quand nous entendîmes parler de cette coutume qui voulait qu’on emmaillote les morts puis qu’on les enferme dans des chambres pleines de meubles au-dessus ou au-dessous des sables du désert. Cela nous parut cocasse que l’on puisse penser réconforter les esprits des disparus en prenant soin de leur enveloppe charnelle ici-bas. Car chacun sait, parmi ceux qui ont communiqué avec l’au-delà, que les morts ont tout intérêt à oublier leur corps ; c’est seulement quand ils renoncent à leur image terrestre qu’ils peuvent s’élever à un niveau supérieur.
« Et aujourd’hui en Égypte, dans les tombeaux de ceux qui étaient très riches et très croyants gisent ces choses... ces momies dont beaucoup tombent maintenant en poussière.
« Si l’on nous avait dit que ce rite allait s’implanter durablement, que pendant quatre mille ans les Égyptiens le pratiqueraient, qu’il deviendrait une énigme pour le monde entier, que les enfants du XXe siècle iraient dans les musées contempler ces étranges objets, nous ne l’aurions pas cru.
« Mais en réalité, tout cela nous était égal. Nous habitions très loin de la vallée du Nil. Nous n’imaginions même pas de quoi ces gens avaient l’air. Nous savions que leur religion venait d’Afrique, qu’ils adoraient le dieu Osiris, et Râ, le dieu du soleil ainsi que d’autres dieux totémiques. Mais franchement nous ne comprenions pas ces peuples. Nous ne comprenions pas leur terre d’inondation et de désert. Lorsque nous tenions entre nos mains les beaux objets fabriqués par eux, nous percevions comme un lointain reflet de leur personnalité, mais leur civilisation nous demeurait étrangère. Nous étions désolés pour eux qu’ils ne puissent plus manger leurs morts.
« Quand nous interrogeâmes les esprits à leur sujet, ceux-ci parurent, eux aussi, extrêmement amusés. Ils nous dirent que les Égyptiens avaient des “voix agréables” et prononçaient “de jolies phrases”, qu’il était plaisant de visiter leurs temples et leurs autels. Ils aimaient le son de la langue égyptienne. Puis ils semblèrent se désintéresser de la question, comme c’était souvent le cas, et s’esquivèrent.
« Leur discours nous fascina sans pourtant nous surprendre. Nous savions que les esprits aiment nos paroles, nos chants, nos psalmodies. Ainsi donc, ils jouaient à être les dieux des Égyptiens. L’une de leurs distractions favorites.
« Les années passant, nous entendîmes dire qu’Enkil, pour unifier son royaume et mettre un terme à la rébellion des cannibales les plus irréductibles, avait levé une grande armée, largué les amarres de ses vaisseaux et s’était lancé dans des conquêtes au nord et au sud. Une astuce infaillible : unissez les mécontents contre un ennemi commun, ils cesseront de se quereller à la maison.
« Mais là encore, en quoi cela nous concernait-il ? Notre terre était belle et sereine, nos arbres chargés de fruits, le blé sauvage de nos champs prêt à tomber sous nos faux. C’était une terre de prairies et de brises. Pourtant, nous ne possédions rien qui puisse attiser les convoitises. Du moins le pensions-nous.
« Ma sœur et moi vivions en paix sur les douces pentes du mont Carmel. Avec notre mère et entre nous, nous communiquions souvent silencieusement ou bien nous parlions toutes deux dans notre langage secret ; nous apprenions de notre mère tout ce qu’elle savait des esprits et du cœur des hommes.
« Nous buvions les breuvages hallucinogènes qu’elle fabriquait avec les plantes que nous cultivions sur la montagne, et nous voyagions alors à travers le passé et conversions avec nos aïeules – de très grandes magiciennes dont nous connaissions les noms. Nous attirions leurs esprits jusqu’à nous le temps qu’ils nous transmettent leur savoir. Nous voyagions aussi hors de notre corps et loin dans l’espace.
« Je pourrais passer des heures à vous raconter ce que nous voyions lors des transes, comment il nous arriva, à Mekare et à moi, de marcher la main dans la main : dans les rues de Ninive, contemplant des merveilles que nous n’aurions pu imaginer... Mais qu’importe tout ; ceci, désormais.
« Laissez-moi simplement vous dire ce que représentait pour nous la compagnie des esprits – comment, par moments, l’amour qu’ils nous portaient était aussi palpable que l’amour de Dieu et de ses saints pour les mystiques chrétiens.
« Nous vivions dans la félicité, notre mère, ma sœur et moi. Les grottes de nos ancêtres étaient chaudes et sèches et nous disposions de tout ce qui était nécessaire – belles tuniques, bijoux, peignes d’ivoire, sandales de cuir – grâce aux offrandes faites en échange de nos interventions.
« Chaque jour, les habitants de notre village venaient nous consulter et nous posions leurs questions aux esprits. Nous tentions de prédire le futur, ce dont bien sûr les esprits sont en partie capables, dans la mesure où certains événements semblent inéluctables.
« Grâce à notre pouvoir télépathique, nous lisions dans les pensées de nos solliciteurs et leur prodiguions de sages conseils. De temps à autre, on nous amenait des possédés, et nous exorcisions leur démon, ou plutôt l’esprit malin, car en fait toute l’affaire se réduisait à ça. Quand une maison était hantée, nous nous y rendions et en chassions également l’esprit.
« Nous donnions nos breuvages à ceux qui les réclamaient. Ils entraient en transe ou sombraient dans des rêves peuplés d’images pénétrantes qu’ensuite nous interprétions et expliquions de notre mieux.
« Pour cette tâche, nous n’avions pas vraiment besoin des esprits, bien qu’il nous soit arrivé de leur demander leur avis. Nous utilisions nos propres dons de compréhension et de divination et, bien souvent, les informations fournies par les consultants eux-mêmes.
« Mais notre miracle le plus remarquable – lequel requérait tout notre pouvoir et dont nous ne pouvions garantir la réussite – était de faire tomber la pluie.
« Nous procédions de deux façons : nous déclenchions, soit la Petite Pluie – phénomène surtout symbolique, qui démontrait notre puissance et apportait l’apaisement à notre peuple –, soit la Grande Pluie, nécessaire aux récoltes, mais beaucoup plus difficile à obtenir, si tant est que nous y arrivions.
« Dans les deux cas, il fallait cajoler les esprits, les appeler par leur nom, les prier de se réunir et de concentrer leurs forces. La Petite Pluie était souvent l’œuvre des esprits qui nous étaient les plus attachés, ceux qui nous chérissaient, Mekare et moi, comme ils avaient chéri notre mère et, avant elle, sa mère et tous nos ancêtres, et sur lesquels nous pouvions compter pour s’évertuer en notre faveur.
« Mais pour la Grande Pluie, il était indispensable de mobiliser de nombreux esprits, et comme certains d’entre eux semblaient se détester les uns les autres et refuser toute coopération, nous devions déployer toutes nos ressources de séduction. Nous chantions des mélopées et exécutions une danse solennelle. Nous nous acharnions des heures durant, et petit à petit, les esprits, piqués au jeu, se mettaient au travail.
« Mekare et moi, nous ne parvînmes à provoquer la Grande Pluie que trois fois. Mais quel enchantement de voir les nuages se rassembler au-dessus de la vallée et les grands rideaux de pluie obscurcir l’horizon. Tous accouraient sous l’averse, la terre elle-même semblait gonfler, s’ouvrir et rendre grâce.
« Par contre, nous faisions souvent tomber la Petite Pluie ; nous le faisions pour les autres, pour le plaisir.
« Mais c’est grâce à la Grande Pluie que notre renommée se répandit. Nous avions toujours été connues comme les sorcières de la montagne ; maintenant on venait nous consulter des lointaines cités du nord, de contrées dont nous ne connaissions même pas le nom.
« Au village, les voyageurs attendaient leur tour pour absorber le breuvage afin que nous examinions leurs rêves, pour nous demander conseil ou, simplement, nous voir. Bien sûr, les villageois leurs servaient à boire et à manger et recevaient des dons en échange. Chacun y trouvait son compte, semblait-il. D’un certain point de vue, ce que nous faisions était très similaire à ce que font les psychologues à notre époque ; nous étudiions les images mentales, nous les interprétions, nous cherchions à tirer quelque vérité de l’inconscient ; et les miracles de la Petite Pluie et de la Grande Pluie ne faisaient que renforcer la foi qu’avaient les autres en nos compétences.
« Un jour, une saison environ avant que notre mère ne meure, une missive nous arriva, apportée par un messager de la part du Roi et de la Reine de Kemet, le nom que les Égyptiens donnaient alors à leur contrée. C’était une tablette d’argile, comme on s’en servait à Jéricho et à Ninive, gravée de petits dessins et de signes que l’on devait dénommer plus tard caractères cunéiformes.
« Bien sûr, nous ne pouvions la déchiffrer : nous la trouvions même effrayante, imaginant qu’elle pouvait être maléfique. Nous n’avions pas envie de la toucher, et pourtant il le fallait si nous voulions comprendre le message qu’elle contenait.
« L’homme nous annonça que ses souverains, Akasha et Enkil, avaient entendu parler de notre grand pouvoir et seraient très honorés de notre visite à leur cour ; une escorte nous attendait pour nous conduire à Kemet et elle nous raccompagnerait chez nous chargées de présents.
« Toutes trois, nous éprouvâmes de la méfiance à l’égard du messager. Il disait la vérité dans la mesure où il la connaissait, mais l’essentiel lui avait été caché.
« Alors notre mère prit entre ses mains la tablette d’argile. Elle sentit immédiatement le fluide qui en émanait et fut saisie d’une grande détresse. Tout d’abord, elle refusa de nous confier ce qu’elle avait, puis elle nous emmena à l’écart et nous dit que le Roi et la Reine de Kemet étaient dangereux, intolérants et sanguinaires. Elle nous dit aussi qu’un malheur terrible nous viendrait de cet homme et de cette femme, quoi qu’affirmât le message.
« Ensuite Mekare et moi, nous effleurâmes à notre tour la tablette et eûmes la même révélation. Pourtant, il y avait là un mystère, un sombre enchevêtrement où la noirceur des sentiments le disputait au courage et à la noblesse. Il ne s’agissait pas simplement d’une manœuvre pour nous capturer, nous et notre pouvoir, mais d’une démarche inspirée par la curiosité et le respect.
« Finalement nous eûmes recours aux esprits – aux deux que nous aimions le plus, Mekare et moi. Ils s’approchèrent et lurent la missive, ce qui leur était facile. Ils nous affirmèrent que le messager avait dit la vérité, mais que nous courrions un terrible danger si nous acceptions l’invitation du Roi et de la Reine de Kemet.
« – Pourquoi ? demandai-je.
« – Parce que le Roi et la Reine vous interrogeront, et si vous répondez avec franchise, ce que vous ferez, ils se mettront en colère et vous détruiront.
« De toute manière, nous n’aurions pas accepté d’aller en Égypte, car nous ne quittions jamais nos montagnes. Mais à présent nous savions de façon certaine que nous ne devions pas le faire. Nous expliquâmes au messager avec tout le respect possible que nous ne pouvions pas nous éloigner de l’endroit où nous étions nées, qu’aucune magicienne de notre famille ne l’avait jamais fait, et nous le priâmes de rapporter nos paroles à ses souverains.
« Ainsi le messager partit et la vie reprit son cours.
« Sauf que quelques jours plus tard, un esprit malin, celui que nous appelions Amel, vint à nous. Énorme, puissant et plein de rancœur, il dansait dans la clairière devant notre grotte pour attirer notre attention, à Mekare et à moi, et clamait que nous pourrions bientôt avoir besoin de son aide.
« Nous étions depuis longtemps habituées aux flagorneries des esprits mauvais. Ils étaient ulcérés que nous refusions de leur parler, contrairement à d’autres sorciers et magiciens. Mais sachant qu’on ne pouvait ni les contrôler ni se fier à eux, nous n’avions jamais tenté d’utiliser leurs services et pensions ne jamais avoir à le faire.
« Cet Amel en particulier était exaspéré par notre “manque d’égards”, comme il disait. Il répétait sans cesse qu’il était “le puissant Amel”, “l’invincible Amel”, et que nous ferions bien de lui témoigner un peu de respect, car nous pourrions avoir besoin de lui dans le futur. Et plus tôt que nous ne l’imaginions vu les ennuis qui nous menaçaient.
« A ce moment-là, notre mère sortit de la grotte et lui demanda quels étaient donc ces ennuis.
« Nous en fûmes stupéfaites, car elle nous avait toujours interdit de communiquer avec les esprits malfaisants, et quand elle-même leur parlait, c’était toujours pour les maudire et les chasser ou encore pour les déconcerter par des énigmes, si bien qu’ils se vexaient, se fâchaient et renonçaient à nous importuner.
« Amel le terrible, le malin, le puissant, quel que soit le nom dont il se para au cours de son interminable fanfaronnade, déclara seulement qu’il augurait mal de l’avenir et que, si nous étions raisonnables, nous ferions bien de lui manifester la considération qui lui était due. Ensuite, il se vanta de tout le mal qu’il avait perpétré au service des sorciers de Ninive. Il pouvait tourmenter les gens, les harceler et même les piquer de partout comme une nuée de moustiques. Il pouvait sucer le sang des humains, prétendit-il, il en aimait le goût et il le ferait couler pour nous le temps venu.
« Notre mère se mit à rire.
« – Comment t’y prendrais-tu ? lui demanda-t-elle. Tu n’as pas de corps, tu ne peux rien goûter du tout !
« Ce genre de remarques rend les esprits furieux, car ils nous envient notre enveloppe charnelle, comme je vous l’ai expliqué.
« Pour démontrer son pouvoir, Amel fondit alors sur notre mère comme une bourrasque. Aussitôt nos esprits protecteurs le combattirent, et il se produisit une grande agitation dans notre clairière. Quand le tumulte se fut calmé et qu’Amel eut été repoussé, nous vîmes sur la main de notre mère des myriades de petites piqûres. Amel le malin avait aspiré son sang exactement comme il l’avait dit.
« Ma mère examina ces minuscules points rouges. Les bons esprits tempêtaient de la voir traitée avec une telle irrévérence, mais elle les fit taire. En silence, elle réfléchissait : comment était-ce possible, comment cet esprit pouvait-il absorber le sang ?
« C’est alors que Mekare nous expliqua que les esprits possédaient au centre de leur immense corps invisible un noyau de matière microscopique et que peut-être Amel goûtait le sang grâce à ce noyau.
« – Imaginez, dit-elle, la mèche d’une lampe, un filament au cœur de la flamme. Ce filament pourrait s’imbiber de sang. Il en est de même pour l’esprit, qui a l’air de n’être que flamme, mais qui possède en lui cette mèche minuscule.
« Bien que cette histoire ne lui plût guère, ma mère n’en laissa rien paraître. Elle dit ironiquement que le monde était déjà assez plein de choses extraordinaires sans que les esprits mauvais se mêlent de goûter le sang. “Va-t’en, Amel”, ordonna-t-elle, et elle le maudit, lui cria qu’il était insignifiant, médiocre, inconsistant et qu’il ferait mieux de disparaître. Bref, elle prononça les formules qu’elle avait l’habitude d’employer pour se débarrasser des esprits importuns – les formules à quelques iotas près dont se servent aujourd’hui encore les prêtres pour exorciser les enfants possédés.
« Mais, bien plus que des bouffonneries d’Amel, notre mère s’inquiétait de son avertissement et du malheur qui nous menaçait. La détresse qu’elle avait ressentie en prenant la tablette égyptienne entre ses mains en fut encore accentuée. Pourtant, elle ne rechercha ni consolation ni conseil auprès des esprits. Sans doute avait-elle ses raisons, je l’ignorerai toujours. En tout cas, notre mère savait qu’un événement grave allait se produire, et de toute évidence elle se sentait impuissante à le prévenir. Peut-être pensait-elle qu’en voulant éviter un désastre, nous faisons parfois le jeu du destin.
« Quoi qu’il en soit, elle tomba gravement malade dans les jours qui suivirent, s’étiola peu à peu, et fut bientôt incapable de parler.
« Pendant des mois, elle languit, paralysée, à demi endormie. Nous la veillions jour et nuit. Nous chantions pour elle, lui apportions des fleurs, essayions en vain de lire dans ses pensées. Les esprits qui l’animaient étaient terriblement agités. Ils faisaient souffler le vent sur la montagne et arrachaient les feuilles des arbres.
« Tout le village était en peine. Un matin, les pensées de notre mère nous apparurent, mais ce n’étaient que des images incohérentes : d’abord des champs ensoleillés, des fleurs, puis des scènes floues de son enfance, et enfin de simples taches de couleurs vives.
« Nous savions que notre mère agonisait, les esprits le savaient aussi. Nous faisions de notre mieux pour les calmer, mais certains étaient enragés. A sa mort, son fantôme s’élèverait, traversant leur royaume, et alors ils la perdraient à jamais, ce qui pour un temps les rendrait fous de douleur.
« Elle finit par s’éteindre, comme il était naturel et inévitable, et nous sortîmes de la grotte pour annoncer aux villageois que notre mère avait quitté ce monde. Tous les arbres de la montagne furent pris dans le tourbillon provoqué par les esprits, l’air s’emplit de feuilles vertes. Ma sœur et moi, nous pleurions ; pour la première fois de ma vie, je crus entendre la voix des esprits, entendre leurs pleurs et leurs lamentations dans le vent.
« Aussitôt, les villageois vinrent accomplir les actes rituels. D’abord on étendit notre mère sur une dalle de pierre comme le voulait la coutume, afin que tous puissent lui rendre hommage. Elle était vêtue de la tunique blanche que, vivante, elle aimait, et parée de ses plus beaux bijoux de Ninive ainsi que des bagues et des colliers en os qui renfermaient des reliques de nos ancêtres et qui bientôt nous reviendraient.
« Au bout d’une dizaine d’heures, et après que des centaines de personnes de notre village et des villages environnants eurent défilé devant sa dépouille, nous commençâmes à préparer son corps pour le repas funéraire. A n’importe quel autre défunt du village, les prêtres auraient rendu cet honneur. Mais nous étions magiciennes, notre mère l’était aussi, et nous étions seules à pouvoir la toucher. Dans le secret de notre grotte, à la lueur des lampes à huile, nous lui enlevâmes sa robe et recouvrîmes son corps de feuilles et de fleurs fraîches. Nous découpâmes avec précaution son crâne et après en avoir extrait le cerveau, nous disposâmes cet organe sacré ainsi que les yeux sur un plat. Puis, grâce à une incision pratiquée avec tout autant de soin, nous retirâmes son cœur et le plaçâmes sur un autre plat.
« Les villageois construisirent alors un four de briques autour du corps de notre mère à nouveau étendu sur la dalle, y déposèrent les plats recouverts de lourdes cloches d’argile et allumèrent le feu. Ainsi commença la cuisson.
« Elle dura toute la nuit. Les esprits s’étaient calmés car l’âme de notre mère s’en était allée. J’imagine que son corps comptait peu pour eux, alors que pour nous, bien sûr, il avait beaucoup d’importance.
« Comme nous étions magiciennes et que notre mère l’était aussi, nous étions les seules, de par la tradition, à avoir le droit de consommer sa chair. Les villageois ne pouvaient prendre part au repas funéraire comme ils le faisaient d’ordinaire lorsqu’il ne reste que deux enfants pour remplir cette obligation sacrée. Quel que soit le temps qu’il nous faudrait, nous devrions nous partager le corps de notre mère, tandis que les villageois veilleraient avec nous.
« Comme la nuit avançait et que la dépouille de notre mère cuisait dans le four, ma sœur et moi nous interrogeâmes sur ce que nous ferions du cerveau et du cœur. Il nous fallait répartir ces viscères entre nous, et nous nous demandions comment procéder, car nous croyions profondément aux propriétés de chacun d’eux.
« Pour beaucoup de peuples en ce temps-là, le cœur était l’organe essentiel. Les Égyptiens, par exemple, le considéraient comme le siège de la conscience. Et il en allait de même pour les gens de notre village. Mais nous, magiciennes, pensions que dans le cerveau résidait la part spirituelle de chaque homme et de chaque femme, celle qui participe de la même essence que les esprits de l’air. Si nous accordions au cerveau cette importance, c’est que les yeux lui sont rattachés et qu’ils sont les instruments de la vue. Or notre don, à nous autres magiciennes, était justement de “voir”. Nous “voyions” dans les cœurs et dans le futur, nous “voyions” dans le passé. “Celle qui voit”, tel était le vocable qui nous désignait dans notre langue, le vocable qui signifiait “magicienne”.
« Mais tout ceci était surtout une question de rite, car nous savions bien que l’esprit de notre mère s’en était allé. Nous absorbions ces organes par respect, afin qu’ils ne pourrissent pas. Aussi nous fut-il facile de nous mettre d’accord : à Mekare reviendrait le cerveau et les yeux, à moi le cœur.
« Chez les jumeaux, il y en a toujours un qui se comporte en aîné ; de nous deux, c’était Mekare qui tenait ce rôle. Elle était née la première, elle était la plus puissante, celle qui parlait d’abord. Il semblait juste qu’elle s’approprie le cerveau et les yeux, et que moi, plus paisible et secrète, plus lente, je reçoive l’organe que nous associions aux sentiments profonds, à l’amour – le cœur.
« Nous étions satisfaites de ce partage, et comme le ciel nocturne s’éclaircissait, nous nous assoupîmes quelques heures, affaiblies par le jeûne préparatoire au repas funéraire.
« Un peu avant l’aube, les esprits nous réveillèrent. De nouveau, ils avaient déchaîné le vent. Je sortis de la grotte. Le feu rougeoyait sous le four, les villageois chargés de le surveiller dormaient. Je priai sèchement les esprits de se tenir tranquilles. Mais l’un d’eux, celui que j’aimais le plus, affirma que des étrangers, un grand nombre d’étrangers, étaient massés sur la montagne. Ils semblaient impressionnés par notre pouvoir et montraient une dangereuse curiosité quant à la cérémonie à venir.
« – Ces hommes vous veulent quelque chose, à Mekare et à toi, me dit l’esprit, et ce n’est rien de bon.
« Je lui répondis que nous avions souvent la visite d’étrangers, qu’il n’y avait là rien d’inquiétant, et qu’il devait se calmer afin de nous laisser à nos préparatifs. J’allai quand même prévenir un des hommes de notre village et je lui demandai de veiller à ce que tous se tiennent prêts à affronter un éventuel danger et apportent leurs armes quand ils se rassembleraient pour le repas funéraire.
« Ce n’était pas une requête extraordinaire. La plupart des hommes ne se déplaçaient jamais sans leurs armes. Ceux qui avaient été soldats ou qui pouvaient s’offrir des épées les arboraient volontiers, ceux qui possédaient des couteaux les glissaient dans leurs ceintures.
« Cependant, je n’étais pas vraiment inquiète. Après tout, les étrangers affluaient de loin dans notre village ; quoi de plus naturel que d’en voir arriver pour cet événement exceptionnel : la mort d’une magicienne ?
« Vous savez ce qui s’est finalement produit, vous l’avez vu dans vos rêves. Vous avez vu les villageois se regrouper dans la clairière alors que le soleil était presque au zénith ; vous avez vu les briques retirées une à une du foyer refroidi, ou peut-être seulement le corps noirci de notre mère sur la dalle chaude, les fleurs flétries qui le recouvraient, et sur leurs plats, le cœur, le cerveau et les yeux.
« Vous nous avez vues nous agenouiller de part et d’autre du corps de notre mère, et vous avez entendu le battement des tambours.
« Ce que vous n’avez pas vu mais que vous savez maintenant, c’est que pendant des millénaires, notre peuple avait célébré de semblables cérémonies. Pendant des millénaires, nous avions vécu dans cette vallée et sur les pentes de la montagne où poussait l’herbe haute et où mûrissaient les fruits. C’était notre terre, notre coutume, notre moment.
« Notre moment sacré.
« Agenouillées en face l’une de l’autre, parées de nos plus belles tuniques, des bijoux de notre mère ainsi que des nôtres, nous avions oublié les avertissements des esprits et le désarroi de notre mère quand elle avait touché la tablette du Roi et de la Reine de Kemet. Oui, en cet instant, nous ne songions qu’à nos propres vies qui se dérouleraient, nous l’espérions, longues et heureuses, ici même parmi les nôtres.
« J’ignore combien de temps nous restâmes ainsi, préparant nos âmes à ce sacrifice. Je me souviens que finalement nous levâmes nos plats d’un même geste et que, mêlés au chant des oiseaux, le roulement des tambours et le gémissement des flûtes emplirent la clairière.
« C’est alors que le malheur s’abattit sur nous ; il s’abattit si brutalement, dans le martèlement des pas et les cris de guerre, que nous comprîmes à peine ce qui nous arrivait. Nous nous jetâmes sur le corps de notre mère pour le protéger de la profanation, mais les soldats égyptiens nous tirèrent aussitôt en arrière et retournèrent la dalle, faisant basculer les plats dans la poussière.
« J’entendis hurler Mekare comme jamais je n’avais entendu hurler un être humain. Je hurlais, moi aussi, encore et encore, en voyant le corps de ma mère renversé dans les cendres.
« Pourtant les insultes retentissaient à mes oreilles ; on nous traitait de mangeurs d’hommes, de cannibales, de bêtes tout juste bonnes à être exterminées.
« Mais on ne nous fit aucun mal. Malgré nos cris et notre résistance, nous fûmes ligotées et réduites à l’impuissance tandis que parents et amis étaient massacrés sous nos yeux.
« Des soldats foulèrent aux pieds le corps de notre mère, ainsi que son cœur, son cerveau et ses yeux. Ils dispersèrent les cendres pendant que d’autres passaient au fil de l’épée hommes, femmes et enfants du village.
« C’est alors que je perçus, au milieu de l’épouvantable tumulte, de l’affreux concert des agonisants, la voix de Mekare appelant nos esprits à la vengeance, les conjurant de châtier les soldats pour leur crime.
« Mais qu’étaient le vent et la pluie pour des hommes comme ceux-ci ? Les arbres se mirent à trembler, on aurait dit que la terre elle-même tremblait. Les feuilles volèrent à travers les airs comme la nuit précédente, les rochers dévalèrent la montagne, la poussière s’éleva en nuages. Mais les soldats n’hésitèrent qu’un instant, le temps que le roi Enkil en personne s’avance pour les rassurer ; il leur dit que ce charivari n’était que magie fort ordinaire et que nous et nos démons n’étions capables de rien de plus.
« Cette remarque n’était, hélas ! que trop vraie, et le carnage continua de plus belle. Nous étions prêtes à mourir, ma sœur et moi. Mais ils ne nous tuèrent point. Ce n’était pas dans leurs intentions. Comme ils nous emmenaient de force, nous vîmes notre village en feu ainsi que les champs de blé sauvage, nous vîmes tous les hommes et femmes de notre tribu étendus morts, leurs corps abandonnés aux bêtes sauvages qui les dévoreraient et à la terre qui les engloutirait sans que soient accomplis les rites séculaires. »
Maharet s’interrompit. Elle joignit les mains comme pour une prière et, d’un geste las, appuya son front sur ses doigts. Quand elle reprit, sa voix était plus basse et légèrement rauque, mais aussi ferme qu’avant.
— Qu’est-ce qu’une communauté composée de quelques villages, qu’est-ce qu’un peuple, ou même une vie ? Combien de milliers de peuples, tout comme le nôtre, sont-ils ensevelis à jamais sous la terre ?
« Tout notre savoir, toutes nos traditions avaient été effacés en l’espace d’une heure. Une armée aguerrie avait exterminé de simples bergers, des femmes et des enfants sans défense. Notre village était rasé, les huttes démolies, tout ce qui pouvait brûler était en flammes.
« Au-dessus de la montagne, je sentais la présence des âmes des morts. Une nuée d’âmes, dont certaines étaient si égarées par la violence qui leur avait été faite que, de terreur et de souffrance, elles s’accrochaient à la terre au lieu de s’en dégager.
« Qu’auraient donc pu faire les esprits ?
« Jusqu’en Égypte, ils suivirent notre cortège, harcelant les hommes qui portaient la litière où nous étions enchaînées, blotties en pleurs l’une contre l’autre.
« Chaque soir, quand la troupe dressait le camp, les esprits faisaient lever le vent pour qu’il arrache et disperse les tentes. Mais le Roi exhortait ses soldats à ne pas céder à la frayeur. Il leur affirmait que les dieux de l’Égypte étaient bien plus puissants que les démons des sorciers. Et comme, de fait, les esprits accomplissaient déjà tout ce qui était en leur pouvoir et que les choses n’empiraient pas, les soldats obtempéraient.
« Toutes les nuits, le Roi ordonnait qu’on nous amène devant lui. Il parlait notre langue qui était alors très répandue dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate. “Vous êtes de grandes magiciennes, disait-il d’une voix douce, exaspérante de sincérité. C’est pourquoi je vous ai épargnées, bien que vous soyez des cannibales tout comme l’était votre peuple, et que nous vous ayons surprises, moi et mes hommes, vous livrant à cet acte contre nature. Si je ne vous ai pas tuées, c’est que je veux tirer profit de votre savoir, et que ma Reine aussi le désire. Dites-moi ce que je puis faire pour atténuer vos souffrances et je m’y emploierai. Vous êtes désormais sous ma protection, car je suis votre roi.”
« Pleurant, muettes, refusant de rencontrer son regard, nous nous tenions devant lui jusqu’à ce qu’il se fatigue et nous renvoie dormir dans la litière suffocante, un coffre de bois exigu, percé de minuscules ouvertures.
« Là, ma sœur et moi, nous reprenions nos conversations silencieuses ; nous nous rappelions ce que les esprits avaient annoncé à notre mère, comment celle-ci était tombée malade pour ne jamais se remettre après l’arrivée de la missive du Roi de Kemet. Pourtant nous n’avions pas peur.
« Nous étions trop atterrées pour avoir peur. Nous aurions aussi bien pu être mortes. Notre peuple avait été massacré, le corps de notre mère profané. Nous ne pouvions imaginer pire, sinon peut-être d’être arrachées l’une à l’autre.
« Pourtant, durant ce long voyage vers l’Égypte, il nous fut accordé un réconfort qui demeura gravé dans notre mémoire. Khayman, l’intendant du Roi, veilla sur nous avec compassion, faisant en secret tout ce qui était en son pouvoir pour soulager nos tourments. »
Maharet arrêta son récit et se tourna vers Khayman, assis les yeux baissés et les mains jointes devant lui sur la table. Il semblait profondément absorbé dans les souvenirs de ce lointain passé. L’hommage que venait de lui rendre Maharet paraissait le toucher sans pour autant l’apaiser. Il finit par lancer à Maharet un regard plein de reconnaissance étonnée. Pourtant, il ne posa aucune question. Il dévisagea pensivement chacun des membres de l’assistance, conscient de l’attention qu’on lui portait, mais demeura silencieux.
Alors Maharet poursuivit :
— Khayman desserrait nos liens à la première occasion, il nous autorisait à faire quelques pas le soir, il nous apportait nourriture et eau. Et dans sa générosité, il évitait de s’adresser à nous, n’exigeant aucune gratitude de notre part. Il agissait ainsi par pure bonté d’âme, simplement parce qu’il n’aimait pas voir souffrir les autres.
« Nous mîmes dix jours environ pour atteindre la contrée de Kemet. A un moment durant ce voyage, les esprits se lassèrent de jouer leurs tours, et dans notre abattement, nous ne songeâmes pas à les invoquer. Nous ne parlions plus, nous nous regardions seulement, de temps à autre, au fond des yeux.
« Enfin nous arrivâmes dans un royaume à nul autre pareil. Par-delà le désert brûlant, nous fûmes conduites dans ce pays de riche terre noire qui borde le Nil, ce limon qui a donné son nom à Kemet. Là, sur des radeaux, nous franchîmes le fleuve majestueux et arrivâmes dans une vaste cité aux maisons de briques et de roseaux, aux temples et aux palais magnifiques construits dans les mêmes matériaux.
« C’était bien avant l’époque de l’architecture de pierre, des temples pharaoniques qui rendirent célèbres les Égyptiens. Mais on sentait déjà le goût du spectaculaire, du monumental. Briques de terre crue, roseaux, joncs étaient utilisés pour monter de hauts murs blanchis ensuite à la chaux et décorés de merveilleuses fresques.
« Devant le palais où l’on nous fit entrer comme prisonnières royales se dressaient de splendides colonnes faites de grandes lianes séchées puis liées et enduites de la boue du fleuve ; dans une cour intérieure miroitait un petit lac couvert de fleurs de lotus et bordé d’arbres odorants.
« Jamais nous n’avions vu des gens aussi riches que ces Égyptiens parés de bijoux, la chevelure admirablement tressée, les yeux peints. Ce fard nous déconcertait, car il durcissait le regard ; il donnait l’illusion de la profondeur là où peut-être il n’y en avait pas ; d’instinct, nous nous défiions d’un tel artifice.
« Mais tout ce faste ne faisait qu’aviver notre douleur, notre aversion. Et nous sentions, sans avoir besoin de comprendre leur langue étrange, que ces gens nous craignaient et nous haïssaient, eux aussi. Notre chevelure rousse, ajoutée au fait que nous étions jumelles, les alarmait, semblait-il. Car s’ils sacrifiaient traditionnellement aux dieux ceux que la nature avait dotés de cheveux flamboyants, ils avaient également à certaines époques immolé les enfants jumeaux.
« Tout ceci nous apparaissait par éclairs ; captives, nous attendions dans l’accablement de connaître le sort qui nous était réservé.
« Comme pendant le voyage, Khayman fut, durant ces premières heures, notre unique source de consolation. Il veilla à notre confort, nous apporta du linge propre, des fruits et de la bière. Il nous fournit même des peignes et des tuniques décentes. Et pour la première fois, il nous parla, nous affirmant que nous ne craignions rien, car la Reine était bonne et généreuse.
« Nous savions qu’il était sincère, et pourtant ses paroles sonnaient faux, comme des mois auparavant celles du messager du Roi. Nos tourments ne faisaient que commencer, nous en étions persuadées.
« Nous redoutions aussi que les esprits nous aient abandonnées, qu’ils aient peut-être renoncé à nous protéger jusque dans ce pays. Mais nous ne les appelions pas, de crainte qu’ils ne s’obstinent à se taire, ce qui nous aurait été intolérable.
« Le soir venu, la Reine nous envoya chercher, et nous fûmes amenées devant la Cour.
« Le spectacle d’Akasha et d’Enkil sur leurs trônes nous emplit d’admiration alors même qu’il aurait dû nous paraître abject. La Reine, comme aujourd’hui, était ravissante – la silhouette droite, les membres déliés, un visage presque trop parfait pour exprimer l’intelligence, une voix cristalline. Quant au Roi, revêtu du pagne et des ornements d’apparat, la chevelure tressée, il se manifestait dans toute sa majesté royale et non plus guerrière. Son regard noir était toujours aussi franc ; mais nous comprîmes aussitôt que c’était Akasha qui gouvernait ce royaume. Elle possédait le don du verbe, le langage.
« D’emblée elle nous déclara que notre peuple avait été justement puni pour sa barbarie cannibale – et encore avait-il été traité avec clémence, car il aurait mérité la mort lente. Si les Égyptiens s’étaient montrés miséricordieux à notre égard, c’est que nous étions de grandes magiciennes et qu’ils voulaient acquérir nos connaissances. Ils voulaient savoir quelle sagesse issue du royaume de l’invisible nous avions à transmettre.
« Sans plus de transition, elle se mit à nous harceler de questions. Qui étaient nos démons ? Pourquoi certains d’entre eux étaient-ils bons, si c’étaient des démons ? N’étaient-ils pas plutôt des dieux ? Comment faisions-nous tomber la pluie ?
« Nous étions trop horrifiées par son cynisme pour lui répondre. Meurtries par la rudesse de ses manières, nous nous réfugiâmes en pleurant dans les bras l’une de l’autre.
« Cependant quelque chose d’autre transparaissait à travers son discours – la désinvolture de ses propos, le rythme des phrases, l’accent mis sur certaines syllabes : elle mentait, c’était certain, sans même en avoir conscience.
« En sondant ce mensonge, nous perçûmes la vérité, qu’assurément elle-même aurait niée.
« Elle n’avait fait massacrer notre peuple que pour nous amener ici ! Elle avait entraîné son roi et ses soldats dans une guerre sainte uniquement parce que nous avions décliné son invitation et qu’elle désirait nous avoir à sa disposition. Par pure curiosité ! Voilà ce que notre mère avait vu en prenant la tablette d’argile. Et peut-être les esprits l’avaient-ils présagé à leur façon. Nous ne comprenions qu’alors la monstruosité de son projet.
« Notre peuple avait péri parce que nous avions éveillé l’intérêt de la Reine au même titre que celui des esprits. C’était par nous que le malheur était arrivé.
« Pourquoi, nous demandions-nous, les soldats ne nous avaient-ils pas simplement enlevées sous les yeux des villageois impuissants ? Pourquoi avoir anéanti notre univers et ses habitants ?
« Là était l’horreur ! On avait jeté un voile de moralité sur le dessein de la Reine, un voile qui, à elle comme aux autres, masquait la réalité.
« Elle s’était convaincue que ceux de notre peuple devaient mourir, qu’ils le méritaient par leur sauvagerie, même s’ils n’étaient pas égyptiens et si leur contrée était fort éloignée de la sienne. Alors il serait commode de nous épargner et de nous amener ici pour satisfaire sa curiosité. Nous lui serions bien sûr reconnaissantes et répondrions de bon gré à ses questions.
« Et derrière cet artifice, nous distinguâmes l’âme capable de forger pareils paradoxes.
« La Reine n’avait pas de véritable éthique, elle ne s’appuyait sur aucune valeur morale. Elle était de ces humains qui soupçonnent le monde d’être totalement irrationnel. Pourtant elle ne supportait pas cette idée. Aussi édifiait-elle, jour après jour, ses propres principes, essayant désespérément d’y croire, alors qu’ils ne servaient qu’à travestir les mobiles de ses actions. Si elle luttait contre les cannibales, par exemple, c’était par aversion contre de telles coutumes. Son peuple, ceux d’Uruk, ne mangeait pas de chair humaine ; aussi ne voulait-elle pas d’une telle inconvenance dans son nouveau royaume. Un point c’est tout. Le désespoir était ancré au tréfonds de son être. Ainsi que le besoin impérieux de trouver une signification à l’absurdité de l’existence.
« Elle ne nous paraissait pas superficielle. Non, ce que nous percevions en elle, c’était plutôt cette assurance juvénile qu’elle avait de pouvoir faire briller la lumière, transformer le monde à sa guise ; et aussi son égoïsme farouche. Elle savait que les autres souffraient, mais elle n’avait guère le temps de s’attarder sur semblables détails.
« Enfin, incapables de supporter plus longtemps cette duplicité, nous nous retournâmes pour examiner la souveraine, car nous allions devoir la combattre. A vingt-cinq ans à peine, elle détenait le pouvoir absolu sur ce pays qu’elle avait ébloui de sa culture et de son faste. Elle était presque trop jolie pour être belle, trop ravissante pour être vraiment majestueuse ou mystérieuse. Sa voix gardait un accent enfantin, cet accent qui suscite chez autrui la tendresse et fait de la phrase la plus simple une petite musique. Une musique que nous jugions exaspérante, quant à nous.
« Inlassablement, elle poursuivait son enquête. Comment accomplissions-nous nos miracles ? Comment faisions-nous pour lire dans le cœur des hommes ? D’où nous venait notre pouvoir magique et pourquoi prétendions-nous communiquer avec des êtres invisibles ? Pourrions-nous communiquer de la même manière avec ses dieux ? Pourrions-nous l’aider à mieux comprendre le surnaturel ? Elle était prête à nous pardonner notre barbarie si nous nous montrions reconnaissantes, si nous nous agenouillions devant ses autels et si nous lui dévoilions ainsi qu’à ses dieux tout ce que nous savions.
« Elle mettait tant d’acharnement à nous harceler de questions qu’une personne raisonnable aurait pu en sourire. Mais cette opiniâtreté souleva la fureur de Mekare. Avec son impétuosité coutumière, elle explosa :
« – Cesse de nous poser des questions aussi stupides, déclara-t-elle. Vous n’avez pas de dieux dans ce royaume, car les dieux n’existent pas. Les seuls êtres invisibles qui hantent ce monde sont les esprits, et ils se jouent de vous, comme de tous, par le truchement de vos prêtres et de votre religion. Râ et Osiris ne sont que les noms sous lesquels les esprits se laissent flatter et courtiser, et il suffit à ces fausses divinités de vous adresser un signe au gré de leurs caprices pour que vous rampiez devant eux.
« Le Roi et la Reine fixaient tous deux Mekare avec horreur, mais elle n’en continua pas moins :
« – Les esprits sont réels, mais puérils et capricieux. Et dangereux également. Ils nous admirent et nous envient à cause de notre double nature charnelle et spirituelle qui les fascine et les rend empressés à se soumettre à notre volonté. Les magiciennes telles que nous ont toujours su comment les manier, mais cela demande une habileté et un pouvoir que vous ne possédez pas. Vous vous bercez d’illusions, et ce que vous avez fait pour nous capturer est ignoble et malhonnête. Vous vivez dans le mensonge ! Mais ma sœur et moi, nous ne vous mentirons pas.
« Puis, la voix étranglée de sanglots et de rage, Mekare accusa la Reine de duplicité devant la cour tout entière ; elle l’accusa d’avoir massacré de paisibles villageois uniquement pour nous faire amener ici. Depuis mille ans, plaida-t-elle, notre peuple n’avait pas une fois chassé pour consommer de la chair humaine, et c’était un repas funéraire que les soldats avaient profané lors de notre capture. Tout ce mal avait été commis pour que la reine de Kemet ait sous sa coupe des magiciennes à qui parler, poser des questions, et dont elle pourrait utiliser le pouvoir à ses fins personnelles.
« La salle protesta bruyamment. Jamais on n’avait entendu paroles aussi outrageantes, blasphématoires, impies, et ainsi de suite. Mais les vieux seigneurs d’Égypte, ceux qui rongeaient encore leur frein après l’interdiction du cannibalisme sacré furent horrifiés à l’évocation de la profanation d’un repas funéraire. D’autres qui craignaient aussi le châtiment céleste pour n’avoir pas dévoré les restes de leurs parents furent frappés de terreur.
« Le tumulte régnait. Seuls le Roi et la Reine demeuraient étrangement silencieux, comme aux aguets.
« Il était clair que quelque chose dans cette explication avait fait mouche et piqué la curiosité d’Akasha. Des esprits qui prétendent être des dieux ? Des esprits qui jalousent les êtres de chair ? s’interrogeait-elle. Quant à l’accusation portée par Mekare, elle n’y accordait aucune attention. Ce massacre ne semblait pas la concerner. Seul l’enjeu spirituel la fascinait, et elle en oubliait le lien entre la chair et l’esprit.
« Permettez-moi d’insister sur ce point. En fait, l’idée abstraite, le concept de spiritualité l’obsédait, et ce concept effaçait tout le reste. Je ne pense pas qu’elle croyait au caractère puéril et capricieux des esprits. Mais quoi qu’il en fût, elle entendait le découvrir et se servir de nous pour ce faire. Elle se moquait éperdument de la destruction de notre peuple !
« Pendant ce temps, le grand prêtre du temple de Râ ainsi que celui du temple d’Osiris réclamaient notre exécution. Nous incarnions le mal, nous étions des sorcières, et tous ceux qui avaient des cheveux roux devaient être brûlés comme le prescrivait la coutume du pays de Kemet. Aussitôt l’assemblée fit chorus. Il fallait dresser un bûcher. En l’espace de quelques minutes, le palais fut au bord de l’émeute.